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Very Red Sparrow

21 April 2018

Imaginez un excellent film d’espionnage russe. Le rythme est soutenu et le suspense maîtrisé. Les enjeux des personnages mêlent sentiments amoureux, quête de justice et vengeance. Leurs duplicités opèrent derrière les grandes vitres des immeubles de Washington ou dans les rues enfumées de New York.

C’est l’histoire d’une jeune et talentueuse ballerine américaine au rêve brisé à jamais, brisé comme sa jambe, sur scène, le soir de sa première.  Démunie et lâchée financièrement par le MET, elle est forcée d’accepter une ignoble proposition des services secrets américains. Alors que l’Etat s’engage à subvenir aux besoins de sa mère malade, elle intègre un programme confidentiel où de jeunes personnes aux physiques avantageux sont formatées et transformées en de froids agents séducteurs et manipulateurs.

Sa première mission consiste à charmer un bel agent russe afin de lui soutirer le nom de son indicateur, une taupe qui sévit dans les plus hautes sphères du pouvoir. Elle découvre un homme intègre, guidé dans son action par des valeurs universelles telle la paix ou la justice. Avec lui, elle entrevoit la possibilité de se venger de ses anciens tortionnaires et de choisir le bon camp face à cette Amérique impérialiste, autoritaire et sans humanité.

Les rôles principaux sont tenus par les plus grandes stars russes du moment. Un acteur chinois mondialement reconnu interprète l’oncle de l’héroïne, un haut fonctionnaire de la CIA secrètement amoureux de sa nièce mais suffisament patriote pour l’embrigader dans ses services. Les seconds rôles sont confiés à un casting d’actrices et acteurs de pays cinéphiles tels que l’Iran ou Cuba. Pour faciliter la compréhension du public, tous parlent russe mais avec un accent américain très convaincant  pour les rôles qui le nécessitent.

Ce film a tous les ingrédients du succès : cinématographiquement habile et admirablement conçu comme divertissement.

Pourtant, personne ne vous en voudra de garder un sentiment amer coincé entre votre estomac et vos poumons. Vous avez été piégé et vous le savez.  L’espace de deux heures, aussi agréables furent-elles, vous avez été la cible d’un exercice classique de propagande.

Ce film pourrait s’appeler коричневые ласточки западного капитализма[i].

Ou alors il s’agirait de l’histoire inverse. Le film aurait été écrit par un américain, interprété par Jennifer Lawrence, Joel Edgerton et quelques stars européennes (Charlotte Rampling, Matthias Schoenaerts) et se déroulerait dans un Moscou fantasmé. Il s’intitulerait Red Sparrow et serait sorti en salle le 4 avril 2018.

 

Jamais je n’ai entendu quelque éditorialiste nous mettre en garde contre une fuite des cerveaux désastreuse pour Hollywood.  On devrait cependant s’inquiéter. Sequels, prequels, reboots, star wars stories… De la même manière que nos compagnies pétrolières épuiseront toutes les strates de la planète jusqu’au dernier dollar de combustible fossile à cramer, les studios hollywoodiens semblent bien décidés à exploiter toutes les déclinaisons possibles d’une idée bankable. Pire, même pour leur peu d’œuvres dites « originales »[ii] les scénaristes de blockbusters ne savent pas s’appuyer sur d’autres méchants que les russes ou les arabes (lesquels sont parfois iraniens au demeurant !).

Mais le grand ennemi, c’est la Russie. On nous le répète à intervalles plus ou moins réguliers depuis plus de soixante ans dans les médias et au cinéma. Lorsque l’URSS existait encore et que les scénaristes fatiguaient d’avoir recours aux nazis, il fallait que le héros combatte d’affreux communistes bien rouges, ardents combattants de la liberté individuelle, sombres machines sans âme, glaives d’un projet destructeur et totalitaire.  Aujourd’hui, les méchants russes ne sont plus rouges mais, c’est sûr, ambitionnent encore de dominer le monde et d’asservir les peuples libres de l’occident. Et puis qu’ils demeurent rouges après tout !  C’est du cinéma, et nous ne sommes plus à une contradiction près.

Dépeindre le monde avec nuance n’a jamais été la mission d’Hollywood. Le réalisme importe peu, c’est l’impression de réalisme qui compte, comme un joli tour de magie. La narration doit être complexe dans un film d’espionnage à succès, pas la géopolitique. Si les russes éliminent leur taupe lors d’un échange de prisonniers avec les Etats-Unis, chose hautement improbable dans la « réalité »[iii], c’est parce que ce sont des vicieux en qui on ne peut jamais avoir confiance. S’ils font danser des ballerines au Bolchoï, c’est seulement pour les contrôler et parce qu’ils sont avides de pouvoir. Etc, etc.

Tous les personnages russes de Red Sparrow sont manipulateurs, froids ou pervers. Ou tout à la fois ! Ils veulent dominer, ils aiment tuer, ils estiment inférieure toute personne de sexe féminin. Tant qu’on n’a pas vu de smartphone à l’écran, on se croirait dans l’Union Soviétique « idéalisée » du cinéma hollywoodien de la guerre froide. L’Etat contrôle tout, surveille tout le monde. La patrie est plus importante que l’individu. D’ailleurs, la « taupe » russe du film fait ce constat : il est né sous Staline, et a vécu toute sa vie « dans une prison ». C’est en homme libre (mais dans cette même prison) qu’il veut mourir désormais, parce qu’au moins « les américains aspirent à la liberté individuelle ».

La fiction a cet avantage de tout rendre possible. On peut inventer des intentions et fabriquer des mondes avec pour seule limite son imagination. Certaines histoires, contées à certains moments de l’Histoire, ont cette faculté en plus de nous révéler la réalité de notre monde. Des personnages vivent une aventure et nous font explorer certaines de ses facettes. Souvent, cela rentre en contradiction avec certaines de nos convictions. Mais comme avec l’art en général, ça nous élève.

Dommage que d’autres se contentent d’enfoncer le clou de caricatures idéologiques. Ces films-là, œuvres de propagande parfois même inconscientes, ne font qu’éloigner les peuples au lieu d’élever les consciences.

 

[i] Les hirondelles brunes du capitalisme occidental

[ii] Red Sparrow est l’adaptation du roman du même nom, de Jason Matthews, ancien agent de la CIA

[iii] Ce type d’échange nécessite que les états tiennent de part et d’autre leur parole, autrement il n’y aurait plus d’échanges.

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