Hollywood en apesanteur
Admettons- le d’emblée : Gravity n’est pas 2001. Coupons l’herbe sous le pied de ses plus simplistes détracteurs : Gravity n’est pas Solaris non plus. En somme, avouons-le sans peine, Gravity n’est pas un chef d’œuvre. La chose étant établie, et toute admiration écartée, reconnaissons lui par contre le statut de (très) bon film américain.
Ce ne serait pas volé. Porté par des ambitions certes cavalières mais réalisables (rendre réaliste un film extra-terrestre), l’œuvre de Cuaron et Lubezki (nous verrons pourquoi) parvient à lier grand public et audace cinématographique.
Commençons par la forme, le film étant vendu comme une claque en la matière. « Préparez-vous à une expérience sensorielle inédite » nous prévient Stéphanie Belpêche du JDD, le « film le plus spectaculaire qui ait été donné de voir sur l’espace » renchérit Sandrine Marques du Monde. Et dans un sens, ils ont raison. Gravity EST un spectacle grandiose, véritable feu d’artifice spatial. Mais Gravity est bien plus qu’un show spectaculaire en 3D. Grâce à l’ingéniosité d’un chef opérateur, Emmanuel Lubezki très surprenant, et le talent d’un réalisateur inspiré, Alfonso Cuaron à son top, le film naît blockbuster pour s’accomplir en petite révolution cinématographique. Cuaron le reconnait : « Chivo (Lubezki) is my cofilmmaker »[i]. Les deux hommes se connaissent depuis leur école de cinéma et ont deux belles œuvres en commun à leur actif : Y tu Mama Tambien et Les Fils de l’homme. Ils travaillent ainsi Gravity pendant quatre ans ensemble.
La problématique n’est pas des moindres. Comment faire des panoramas dans un décor aux repères fluctuants? Comment penser un mouvement de caméra lorsque les objets filmés tournent dans tous les sens ? Plus simplement dit : comment s’approprier l’espace dans l’espace ?
Il y a d’abord eu de la part des deux collaborateurs la volonté ferme de privilégier les plans séquence (si tant est que le terme ait la moindre pertinence dans l’espace). En tenant cette ligne de conduite, les auteurs poussent le spectateur à s’immerger totalement dans l’environnement des protagonistes. Le fait de ne pas couper ce long plan où notre héroïne vrille vers l’infini participe au malaise général que nous ressentirons pendant une heure et demi. Chaque changement de plan dans le film répond à un parti pris murement réfléchi. « Quand j’étais tenté de faire un mouvement parce que je trouvais ça cool, Chivo m’en empêchait » admet d’ailleurs le réalisateur.
Cette immersion, véritable socle indispensable au film, est par ailleurs astucieusement installée par le découpage. Le film débute sur un plan objectif : on voit la terre et on découvre nos astronautes à l’œuvre sur leur vaisseau. Nous sommes à l’extérieur, en observateurs. Puis, très vite, nous entrons dans le casque de Bullock. La vue devient subjective : nous participons aux déboires de notre malheureuse amie et partagerons désormais ses problématiques. Enfin, nous ressortons du casque et embarquons dans un numéro de ballet filmique, porté par une caméra flottante et maintenant protagoniste elle-même du film. Nous participons à l’expérience. Nous sommes avec Matt Kowalsky et Ryan Stone.
Pour autant, Cuaron et Lubezki rêvent d’une immersion encore plus totale en optant pour un réalisme absolu ! Le décor inconcevable, le caractère spectaculaire et le label hollywoodien de l’œuvre en limitent pourtant très sérieusement les possibilités. Mais nos deux génies font aboutir leur dessein. Le travail du son notamment, ou plutôt du silence, est comparable à celui de 2001. Il n’y a pas de son dans l’espace. Nous entendons presque seulement ceux que nos protagonistes peuvent distinguer : la radio que lance Matt Kowalsky, leurs respirations et leurs voix. Les rares dérogations (une visse, les chocs qu’ils subissent…) peuvent se justifier par la perception des personnages et favorisent un montage efficace.
Techniquement, le défi était à la hauteur des ambitions. Il demeure impossible en 2013 de réaliser un film en décors naturels dans l’espace. Il faut donc s’en remettre aux effets spéciaux, pas tout à fait un atout lorsqu’on la joue réaliste. Le chef opérateur de Terrence Malick, peu friand de numérique à l’accoutumée, doit trouver des solutions. D’abord, pour contrer cette loi qui fait que même parfaitement réalisés, les effets spéciaux laissent toujours un goût factice dans nos inconscients, Chivo fait fabriquer une LED box. Puisque tous les extérieurs seront réalisés en effets spéciaux (à l’exception des visages qui seront réellement filmés), il place les comédiens dans une grande boite constituée d’écrans LED. Les comédiens sont fixes et la caméra mobile (puisque l’apesanteur a l’avantage de ne pas donner de repères en termes de mouvements). Les écrans eux, diffusent les effets spéciaux réalisés, de manière à rendre crédible la lumière sur les acteurs et renforcer leur jeu.
« J’ai dû apprendre de nouveaux outils qui font partie du métier désormais. C’était très excitant » dit-il à l’American Cinematographer, le mensuel des chefs opérateurs, très gourmand en prouesses techniques. Car au-delà des anecdotes à croustiller (sans modération), c’est un bouleversement pour son métier que Lubezki vient de provoquer. Il n’éclaire plus un décor (bien que les intérieurs soient en partie de réels décors, comme la station ISS). Il éclaire informatiquement des lieux informatiquement créés ! Ce sont donc des techniciens SFX qui remplacent les habituels électriciens de plateau. Les mouvements de caméra sont aussi pensés virtuellement. Et puis – hello again LED box -, le chef opérateur doit finalement faire correspondre ces travellings virtuels éclairés numériquement avec des performances physiques. Good luck, 4 ans ne sera pas de trop…
Pour couronner le tout, Cuaron et Lubezki iront jusqu’à jouer des flairs et créer des accidents de parcours (gouttes d’eau sur l’objectif par exemple) que seule une caméra en conditions réelles de tournage aurait éprouvé.
Reste qu’un (très) bon film ne se jauge pas à ses seules qualités plastiques et/ ou techniques. Il lui faut une belle histoire à raconter et le faire avec subtilité. La simplicité (et non simplification) du scénario sera la première gageure au succès de Gravity. C’est un film intimiste (dans l’infiniment grand !), sans fioritures, au concept fort, angoissant mais simple : une astronaute (qui n’est même pas son métier, elle est donc comme vous et moi) se retrouve à la dérive dans l’espace, suite à un heurt avec des débris spatiaux. Seule dans le noir, ou presque.
Le casting est parfait : Bullock mêle la maturité d’une mère meurtrie à la fougue d’une jeune cosmonaute. Sa survie, et celle du spectateur que nous sommes, accrochés à nos sièges comme elle l’est à chaque prise réussie, dépend de son courage et de sa concentration. La responsabilité du happy ending siège sur ses épaules. Clooney de son côté impose de son charisme impérial, avec ce flegme invraisemblable qui fait de lui l’unique véritable star de notre époque. Sa voix rassurante ne pouvait pas mieux résonner dans ce vide sonore cosmique. C’est le feel good guy du film, chaque apparition nous offrant un ouf de soulagement, ou simplement un espoir. Même mort, c’est lui qui donnera l’énergie à Bullock de ne pas abandonner.
Parce qu’effectivement – je me fous du spoil que ça engendre- le personnage de Clooney décède rapidement dans le film. On croit même le voir revenir pour finalement nous rendre compte qu’il n’existe plus que dans la tête de notre héroïne. Ajoutez à ça l’absence quasi-totale de référence biblique ou d’acte de foi des personnages… Gravity se mue en véritable bol d’air dans le cinéma hollywoodien. Personne ne l’a remarqué au passage, mais c’est bien au-dessus du Mexique que le film débute, et non du nombril états-unien (précisons que Cuaron et Lubezki sont mexicains). Malgré le cliché (obligatoire ?) d’une raquette de ping pong dans la station chinoise, notons aussi que c’est la Chine qui sauvera indirectement le docteur Stone, et nous par la même occasion.
Haletant et spectaculaire tout en demeurant intimiste et réaliste, Gravity fera date dans l’Histoire du 7e art. Non pas comme un chef d’œuvre du film spatial, comme le sont 2001 et Solaris, mais comme précurseur d’un nouveau langage cinématographique, de nouvelles techniques et façon de concevoir un film. Ou bien, comme un (très) bon film de l’année 2013.
[i] American Cinematographer, november 2013