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Se battre

6 June 2014

se-battre

Plus que rester debout, se battre. C’est la leçon que nous enseignait le documentaire éponyme de Jean Pierre Duret, portant un œil aussi combatif qu’indigné sur des laissés-pour-compte d’une commune française. La misère est à nos portes, invisible à ceux qui ne regardent pas, inodore à ceux qui s’en indiffèrent.

Nous avons beau voter à gauche, trier nos déchets, manifester, s’indigner d’un néolibéralisme généralisé à la gauche au pouvoir, déprimer aux lendemains des européennes : que faisons-nous pour ces luttes quotidiennes auxquelles nous échappons pour le moment ? Ne consentons-nous pas, en ne faisant rien, à la consécration de l’inégalité ? Ne creusons-nous pas d’avantage le fossé séparant ceux qui ont et ceux qui n’ont pas ? En sortant de la salle à Saint Michel, le retour à ma réalité m’a paru brutal. Devant moi, un musicien jouait quelques morceaux de jazz manouche en terrasse d’un café où quelques touristes se mêlaient à des parisiens pour profiter du soleil en sirotant une bière à six euros. En dépassant les petits restaurants, j’entendais ici et là des solutions au problème de la sécu, des grands discours sur ce qu’est le cinéma et ce qui ne l’est pas, les terribles hésitations d’un gamin devant le choix des glaces… Plus loin, les vitrines me donnaient à admirer les nouvelles tendances. Encore plus loin, je rejoignais quelques amis en bord de Seine pour partager un moment convivial sous les derniers rayons de soleil dans la plus belle ville du monde.

Impossible de me détendre. J’enrageais intérieurement. J’étais furieux contre un système qui subsiste grâce à de belles entourloupes. Les charités, les associations humanitaires, les organismes de secours forment autant de soupapes de sécurité qui préviennent l’implosion. Heureusement que les puissants les ont comme barrière, repoussant sans cesse une possible insurrection civile. Heureusement que les plus faibles les ont aussi, car ils ne peuvent pas vraiment compter sur les autres, nous, tant nous sommes occupés et concentrés sur nos petits problèmes quotidiens. J’étais ainsi furieux contre moi-même, me rendant compte de l’insuffisance de ma bonne volonté.

Se battre pour sa dignité, c’est ce que font ces hommes et ces femmes tous les jours, face à un système qui les a marginalisés, au point de les faire disparaitre (cette femme qui nourrit les canards, à la périphérie, littéralement,  de la société). C’est aussi ce que fait Sandra (Marion Cotillard aussi digne que vulnérable) dans Deux jours, une nuit des frères Dardenne. Entrainée dans cette spirale de perte d’emploi et de dépression, elle doit se battre et aller convaincre ses collègues de refuser leurs primes pour qu’elle garde son emploi. Nous ne sommes plus là dans la survie pure, ce qui est le cas des vraies personnes dans Se Battre, mais dans un combat semblable. Il s’agit de la lutte humaine contre l’injustice barbare du capitalisme.

 

« On vient d’emménager, on doit tout acheter : TV, machine à laver… On ne peut pas se passer de cette prime » lui répond une collègue mal à l’aise face à la mendicité Sandra. Quand ce n’est pas pour une consommation matérielle, c’est pour l’éducation du grand qui part à l’université l’année prochaine. Ou bien tout simplement, c’est parce qu’à une de moins, avec quelques heures supplémentaires (payées on l’espère), le travail se fait quand même. Travailler plus, pour gagner un peu plus, au détriment de quelqu’un.

En dressant les plus fragiles les uns contre les autres, le système perdure et s’assied confortablement sur la misère du plus grand nombre. A un autre niveau, ce sont les salariés contre les fonctionnaires, les actifs contre les inactifs, les étudiants contre les retraités, toutes ces oppositions créées au prétexte inventé que les uns freineraient la prospérité des autres. Pourtant, nous sommes tous sur le même bateau, à ramer chacun dans son coin contre le même vent. Sandra le comprendra au terme de son chemin de croix. Dans un final aussi juste qu’ironique, elle refusera la proposition de son employeur de la reprendre aux dépends du dernier arrivé. Sa dure quête de dignité l’aura amené à cette conclusion : aucun profit personnel ne justifie le malheur d’autrui. Son énergie, elle l’utilisera pour trouver un nouvel emploi, ailleurs, qui ne la mettra pas en porte à faux avec l’humanité.

La première leçon du film se situe donc à son dénouement : la solidarité est tellement plus enrichissante que l’individualisme. Si chacun de nous refusait la logique absurde de l’argent, ou du moins plaçait l’humain d’abord, nous gagnerions. Nous gagnerions individuellement, et en tant que société. Aucune loi ni aucun système ne fera disparaitre l’essentiel : nous vivons tous ensemble, qu’on le veuille ou non.

La seconde leçon du film relève du pragmatisme social. C’est une sorte de guide pratique contre l’exclusion et l’indifférence. Lorsque Sandra ‘démarche’ Timur, il pleure et la remercie d’être venue. Il lui avoue s’être senti très mal au moment du vote. En réalité, il reconnait de par son expérience une vérité terrifiante : tout le monde savait très bien la portée de leur vote. Seulement, ils ne l’admettent pas, préférant se déresponsabiliser (« ce n’est pas de ma faute si je dois choisir entre ma prime et toi »). C’est un peu comme ces 38 témoins de Lucas Belvaux qui se persuadaient de n’avoir pas entendu la victime d’un meurtre atroce crier à leur fenêtre. Confiné dans le confort de ses problématiques personnelles, chacun ferme les yeux au sort des autres en espérant vivement ne pas vivre la même chose. Pour contrer l’apathie, il faut la confronter. C’est en faisant du porte à porte que Sandra fera changer d’avis une personne sur deux. Car lorsque la détresse devient visible, même palpable, il est plus difficile d’oublier son cœur d’humain, de rejeter son empathie. C’est dans la rencontre que se manifeste la réciprocité.

Alors peut-être qu’en engageant le contact avec les autres (en commençant par son voisin ?), pouvons-nous réveiller des consciences engourdies. Peut-être qu’en allant à la rencontre des exclus, plus que de les relier à la société, nous réveillerions notre propre conscience. Peut-être que le dialogue avec les plus convaincus du système leur fera au moins admettre qu’une autruche n’est pas protégée d’un léopard lorsqu’elle a la tête dans son trou. La misère n’est pas l’apanage de malchanceux malheureux. Elle est notre catastrophe partagée. A nous de la combattre.

 

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