L’esclavage par l’esclave
Il suffit de lire la presse, d’écouter la radio ou bien même de lever la tête de son smartphone dans le métro pour attester du traitement presqu’unanime de la critique française à l’égard de 12 years a slave. On ne peut que s’en réjouir : Steve McQueen, après deux premiers longs métrages aussi remarquables que différents, s’attaque avec style à l’un des plus grands maux de l’histoire de l’humanité. La simplicité du filmage qui évite d’esthétiser l’horreur, l’utilisation de plans longs pour ne pas séparer le spectateur de l’action ou encore le choix très judicieux d’opposer une Nature sublime à une nature répugnante forment quelques éléments qui font de ce film une grande œuvre. Mais c’est aussi et surtout l’angle adopté par McQueen qui fait pour moi son génie.
« Pour faire un documentaire sur La Poste, faites un film sur une lettre » nous enseigne-t-on. L’objet, au sens propre, de l’esclavage n’est autre que l’esclave. Ici, Steve McQueen II (comme il est crédité sur allociné) a choisi le destin de Solomon Northup, bourgeois américain, homme noir ‘libre’ jusqu’à son ravissement par des contrebandiers et son asservissement pendant douze ans dans les plantations de cotons, champs de canne à sucre et autres réjouissances sudistes. Dans cette Amérique déjà expansionniste et industrialiste (disons-le, capitaliste), ce type de crime était monnaie courante. Ce qui est singulier en revanche, c’est la survie d’un tel talent parmi les bêtes et son retour parmi les hommes.
A contrario de l’histoire d’Ann Frank, dont la chambre transformée en musée à Amsterdam n’en finit plus d’accueillir les visiteurs, celle de Solomon Northup ne figure dans aucun livre d’Histoire. Jusque-là, même dans les milieux activistes afro-américains il n’était pas certain de trouver quelqu’un ayant lu son ouvrage. Pourtant, au même titre que le journal de cette jeune victime de l’Holocauste nous atteste viscéralement de l’infamie nazie, les mémoires de ce persécuté nous témoigne avec force de l’atrocité de l’esclavage. Le film comble ainsi deux grandes lacunes : la méconnaissance générale vis-à-vis de l’esclavage et son traitement au cinéma, l’un rejoignant l’autre.
D’abord, il faut le rappeler, le racisme n’est pas inné. Aux Etats-Unis, durant les premières décennies suivant l’indépendance, il y eut de nombreux cas de fraternités entre colons et tribus indiennes ou même plus tard entre servants blancs et esclaves noirs. A chaque fois, c’est le système, basé sur la quête de profits et le maintien d’une élite dominante, qui imposa les distinctions. Les premières lois raciales sont nées de la peur du pouvoir de voir les opprimés se solidariser. Car il y eut des révoltes, à chaque fois réprimées militairement ou étouffées légalement (en donnant des droits qu’à une certaine frange de la population exploitée). Dans le film, nous voyons le slaveowner Epps (incroyable Fassbender) punir pour le même mal ses esclaves noirs de coups de fouets et réprimander verbalement le blanc (qui en toute logique s’attendait au même châtiment).
Nous découvrons également, lors du ravissement de Solomon, qu’il est impossible pour un homme noir de prouver son statut d’homme libre à un blanc. C’est pourtant à cette même époque qu’on érigea le contrat comme autorité absolue. On faisait par exemple signer aux Indiens leur émigration volontaire ou à un pauvre bougre un peu soûl son engagement dans l’armée. On faisait en conséquence signer aux bonnes gens leur acquisition négrière sur un papier qui leur garantirait pleine jouissance de leurs nouveaux biens. Jouissance que l’on retrouve sordidement lorsqu’Epps viole Patsey, sa belle esclave malheureuse. Puisqu’il était -je suppose- pour un propriétaire plus rare de violer un cochon que de baiser son esclave, croyait-il honnêtement posséder dans sa ferme deux types d’animaux ?
Non, le racisme n’est pas inné. Il s’installe, il se systématise. Au départ d’Afrique, on sépare les ethnies dès l’embarquement, pour ne pas qu’à l’arrivée certains parlent la même langue. On déshumanise sa future marchandise. A tous les niveaux, on « détruit « consciencieusement les identités, pour reprendre une expression khmer rouge. Dans le film, c’est ce que fait avec soin le vendeur d’esclaves dans sa boutique (tout est commerce, rappelons-le) : il renomme Solomon et prend soin de séparer une maman de son fils. Il brise les liens, arrache les âmes. C’est aussi lorsqu’un superviseur s’applique à récuser toute compétence (un esclave ne peut/ doit pas savoir lire par exemple).
De part les yeux de Solomon (brillamment interprété par Chiwetel Ejiofor), Steve McQueen nous relate l’histoire de l’esclavage. Pas celle des livres experts ou manuels scolaires, avec leurs dates, chiffres et lois importantes. Celle d’un esclave, partant du principe que l’Histoire ne peut être racontée que par celles et ceux qui l’ont subite.
On ne peut donc que se réjouir de voir s’entendre les critiques du Point avec ceux de l’Humanité ou du Monde. Il semblerait un instant que la souffrance vécue et son traitement par un artiste engagé touche les cœurs universellement. Mais ce serait manquer l’essentiel. Plus qu’un témoignage, 12 Years a slave est une tentative de rectification historique. McQueen secoue nos idées reçues (par l’éducation ?) et force au questionnement. C’est un appel au réveil des consciences et des intelligences.
Jusque-là, la condition des esclaves au cinéma était soit dramatisée (Amistad et la capacité de Spielberg à créer des héros), soit négligée (Autant en emporte le vent et tous ces films donnant une image élégante du Sud et de ces élites). Même les conditions de son abolition reprennent les mythes nous abreuvant : Lincoln, président juste, décide par tous les moyens nécessaires de mettre fin à cette abomination (Spielberg, encore lui !). En réalité, le président Lincoln n’était pas un abolitionniste convaincu mais était par contre convaincu que seule l’abolition assurerait au Nord des Etats Unis un développement économique satisfaisant.[1]
Plus qu’un récit alternatif, 12 years a slave impose une relecture de l’Histoire. Et à ce titre, je ne vois ni l’Humanité ni Le Point s’accorder là-dessus. Reconnaître que l’Amérique embellit son passé exige de faire de même avec le nôtre. Jeanne d’Arc est-elle une sainte lorsqu’elle conduit une armée ? Napoléon a-t-il fait progresser la cause humaine à coups de massacres ? De Gaulle a-t-il défendu les valeurs de la république en perpétuant le colonialisme ? Autant de questions absentes de nos livres d’Histoire. Et pourtant, si l’éducation n’est pas un formatage, pourquoi enseigne-t-on les faits des puissants en occultant le vécu des peuples ? Ne devrait-on pas apprendre à lire l’Histoire avec objectivité et esprit critique ? Ne devrait-on pas, comme on le fait pour l’Holocauste, associer aux grands événements de l’Histoire les expériences de leurs victimes ? 12 Years a slave est un film d’intérêt général en ce qu’il traite l’Histoire d’une réalité incontestable. L’esclavage est une souffrance et non un détail de l’Histoire.
En une scène clin d’œil éloquente, Steve McQueen fait réunir ses enchainés aux autres laissés-pour-compte de l’époque : les indiens. Comme si l’oppression n’avait ni couleur ni frontière. Au générique final cependant, les acteurs mâles s’octroient les premières places. L’importance scénaristique de Patsey et le talent de son interprète (Lupita Nyong’o) sont pourtant évidents ! Mais il y a des injustices qui persistent à travers les temps. La place des femmes dans un monde phallocrate, prochaine étape du salutaire McQueen?
[1] Le candidat Lincoln en campagne assure même : « I am not, nor even have been, in favor of bringing about in any way the social and political equality of the white and black races ; that I am not, nor even have been, in favor of making voters or jurors of negroes, […] nor to intermarry with white people… […] There must be the position of superior and inferior, and as much as any other man I am in favor of having the superior position assigned to the white race. » Une fois président, il confiera porter cette cause « seulement pour maintenir l’Union ».