L’embrasement des serpents
Il y a bien longtemps, dans une galaxie lointaine…
L’équilibre de la vie dépend de la symbiose des éléments. Les particules entourant les êtres vivants, dans l’espace et le temps, forment un tout, maintenant une certaine harmonie. Les sages apprennent à en puiser une force. Leurs mantras sont la bienveillance et la préservation. Ils soignent les maux, enrichissent les esprits. Mais des forces obscures, paradoxalement blanches, viennent bouleverser cette plénitude. En voulant imposer un nouvel ordre, elles ont brisé l’existant. En déclarant éduquer, elles ont asservi.
Cette galaxie, c’était ce que d’ici, de nos conforts bourgeois, nous appelons encore le poumon de la planète. A l’heure où les dirigeants du monde s’auto congratulent de leurs poignées de mains à la COP21, l’Amazonie n’est pourtant même plus l’ombre du poumon d’un fumeur non repenti.
Ce « il y a bien longtemps », c’était il y a à peine un siècle, deux, trois maximum.
Face aux désastres de notre époque, il m’arrive souvent d’imaginer trouver un espoir dans la culture, notamment au cinéma. Et si un Luke Skywalker venait sauver nos Ewoks, repousser les forces du Mal et ramener l’équilibre dans notre environnement fragilisé ? Peut-être que cette réflexion surgit chez d’autres spectateurs pendant les séances de Star Wars. Peut-être que la métaphore provoque quelques disparates prises de consciences. Peut-être…
Ou bien peut-être que ce synopsis est le point de départ d’une toute autre fiction en ce moment au cinéma. L’étreinte du serpent de Ciro Guerra, El Abrazo de la serpiente en espagnol, nous fait voyager dans le temps, entre les fleuves, à l’intersection de deux rencontres, à moins que ce ne soit la même qui se répète. Au début du siècle dernier, lorsque cet allemand malade trouve le chaman amazonien Karamakate, celui-ci ne veut pas soigner l’homme blanc qui amène l’enfer sur sa terre. Des années plus tard, il refusera d’abord aussi à Evans, ethnobotaniste américain, de le guider vers la yakruna, cette plante sacrée qui apprend à rêver. Mais sa sagesse le poussera malgré tout à initier les deux étrangers. Et puis, comme on lui dira, « s’il n’éduque pas les blancs, ce sera la fin de tout ».
Par le voyage dans l’espace, nous spectateurs d’un autre temps découvrons la puissance de la Nature, sa beauté, sa cohésion malgré ses fragilités ou plutôt avec ses fragilités.
Par le voyage dans le temps, nous spectateurs d’un autre monde comprenons mieux l’atrocité perpétuée par cette civilisation dont nous nous réclamons. L’homme blanc était peut-être ici colombien ou brésilien, il était avant portugais ou français. Il est aujourd’hui américain, russe, européen… Un peu comme Hubert Sauper nous rappelait dans Nous venons en amis l’énorme responsabilité que nous portons vis-à-vis des malheurs de l’Afrique (et du monde), Ciro Guerra nous reconnecte à la réalité : nous sommes loin d’avoir découvert le monde, nous l’avons en fait détruit.
Parce qu’il s’agit d’une reconnexion. Pas de celle qui nous fait nous réinscrire sur les réseaux sociaux après une semaine de rébellion sociale. Ni de celle qui nous fait matcher des inconnu(e)s pour gonfler nos égos (et autres). Une reconnexion avec ce que l’on a oublié. Avec la vie. Avec l’essentiel. Avec du moins la question de ce qui est essentiel.
L’étreinte du serpent, c’est le poème qui nous fait repenser le sens de notre existence et de notre place dans ce monde devenu absurde. Politiquement, c’est accablant. On voudrait se dire qu’on n’est pas responsable, que l’homme blanc, ce n’est pas nous. Mais c’est nous. C’est moi.
On voudrait se dire qu’on a fait quelque chose, que la modernité a forcément apporté des solutions avec la même vigueur qu’elle nous a tous ‘connectés’. Mais l’état du monde s’est empiré. Les arbres continuent de tomber. Plutôt, les arbres continuent d’être coupés. Les savoirs ancestraux disparaissent. Plutôt, les savoirs ancestraux sont anéantis.
L’étreinte du serpent nous oblige à faire face à cette réalité mais avec l’intelligence (ou la sensibilité) de ne pas nous inhiber non plus. C’est l’une de ses grandes forces. Car au-delà du malheur dessiné, de la nostalgie provoquée, le film est d’une telle poésie, d’une telle richesse visuelle et d’une telle humanité qu’il insuffle autant d’énergie qu’il provoque d’indignation. On a envie de voyager, de faire du cinéma, de changer de monde. De changer le monde.
Le film nous pousse à repenser notre quotidien, à modifier nos perceptions. Lorsque Karamakate jette la carte d’Evans dans la rivière, alors que celui-ci cherche le chemin de la yakruna, il révèle au scientifique que sa perception de la réalité n’est pas plus tangible que la sienne. Visualiser le monde sur un morceau de papier est-il plus sensé que de le comprendre dans toute sa grandeur autour de soi ? La vraie vie, n’est-ce pas ce qui nous entoure ? De nouveau, où se situe l’essentiel ?
C’est par un voyage introspectif, une découverte spirituelle et une rencontre humaine que nos deux occidentaux se retrouveront et j’oserais écrire se rédempteront. Et par leur histoire, grâce au cinéma, nous spectateurs blancs du présent pouvons nous questionner, peut-être changer et je l’espère décider d’altérer le cours de l’Histoire.
Ni dans la fiction, ni dans la vie il n’y aura de réveil de la force, nous le savons. Mais peut-être y aura-t-il des éveils de consciences. Ils seront d’abord personnels, peut-être spirituels. Ils seront, espérons-le, nombreux. Ils viendront d’Amazonie ou d’une salle de cinéma parisienne. Ils s’allieront pour dire non à cette réalité truquée et imposée. Ils exigeront le changement de course et revendiqueront l’aspiration à un monde équilibré, où toutes les formes de vies y habitant seront respectées et estimées. Un monde où la bienveillance serait à la source de toutes les réflexions, où l’essentiel serait l’objectif premier de toutes les quêtes. Un monde solidaire, poétique et vivant. Car de toute façon, s’ils n’éduquent pas les autres hommes blancs, ce sera la fin de tout.