Jeanne Balibar à Montfermeil
Lorsque j’ai rencontré Jeanne Balibar pour la première fois, j’étais 3e assistant réalisateur sur les Nuits d’été de Mario Fanfani. J’avais essentiellement pour mission de m’assurer que les acteurs et actrices arrivent à l’heure sur le plateau. Le cinéma est une course incessante contre le temps. Je devais ainsi, chaque matin, errer près du HMC (Habillage, Maquillage, Coiffure) et évaluer le retard ou l’avance que prenaient les choses en loges (la deuxième option n’arrivait jamais). Pour les maquilleuses et coiffeuses, j’étais la trotteuse parfois agaçante qui les rappelait au réel du plateau. Pour l’assistant réalisateur, le chef d’orchestre du tournage, j’étais la courroie de transmission qui l’aidait régulièrement à y voir plus clair dans le Tétris de ses journées.
Mon premier jour de travail était un jour d’essais lumières, une matinée calme, parfaite pour appréhender ma rencontre avec l’actrice. Dans le petit monde des techniciens du cinéma, Jeanne Balibar suscite fantasmes et appréhensions, admiration et crainte. Le lot des gens libres sûrement. Je me souviendrai toujours des premières heures de ce baptême du feu que j’expérimentai avec cette artiste que je considérerai plus tard comme une amie.
Jeanne est en retard d’une heure. Après une brève présentation, elle s’installe dans le fauteuil de la maquilleuse et, avec une aisance que je trouvais insolente, s’exclame assez fort pour que je puisse l’entendre aussi depuis le couloir: “je remets complètement en question le concept du temps.” Elle déroule et philosophe autour de l’idée d’être à l’heure qu’elle trouve aliénante. Autant dire que notre rencontre professionnelle démarrait sereinement. C’était un tournage plein de folie, un bateau dirigé d’un gouvernail imprévisible. À un moment, Mathieu Amalric se tourne vers moi et me lance: “on n’a aucune idée où on va, c’est génial!”
Six ans plus tard, je découvre avec les autres membres de l’équipe le premier film réalisé en solo par Jeanne, sur lequel j’avais fait les photos plateau un été plus tôt à Montfermeil. C’était un tournage plein de folie, un bateau dirigé d’un gouvernail imprévisible, par une capitaine géniale que l’équipage avait accepté de suivre les yeux fermés vers un rivage inconnu. Jeanne était capable d’invoquer King Kong sur une prise, King Vidor sur la seconde pour diriger un Ramzy Bedia très amusé. À un moment, Mathieu Amalric en kilt ou en kimono, se tourne vers moi et me lance: “on n’a aucune idée où on va, c’est génial!”.
Le 8 janvier, date de sortie de Merveilles à Montfermeil, le public va découvrir un OVNI, un objet vraiment non identifiable, tant il n’existe pas ou peu de films comme celui-ci dans l’histoire du cinéma. C’est un film à l’image de sa réalisatrice, joyeux, audacieux, bizarre, drôle et effervescent, et qui fait écho à la Jeanne Balibar que j’ai connue il y a six ans, un film qui repense le temps.
À contre-temps. Il fallait oser (j’insiste: il fallait), dans un contexte si islamophobe, imaginer une municipalité fraîchement élue qui instaure des cours de mathématiques donnés en arabe à l’école. Dans la ville où Victor Hugo a écrit Les Misérables, la gauche revient (enfin) aux affaires. Cette gauche utopique (et satyrique) portée à l’écran, délurée mais assumée, n’évitera sûrement pas les critiques d’idiots réactionnaires qui lui reprocheront un certain communautarisme. C’est qu’elle ose accepter, même exalter, les communautés dans leurs différences. Ce n’est pas la glorification du chacun chez soi, au contraire. À la présentation de la nouvelle équipe de la maire Emmanuelle Joly (Emmanuelle Béart), toutes les cultures se mêlent. C’est que tout le monde s’en fout de qui met un voile et pourquoi. Ici la différence est élevée en richesse et l’altérité devient le point cardinal et joyeux du vivre ensemble.
Sur le temps. Quoi de plus politique, dans un monde où tout s’accélère, où même notre sommeil devient des parts de marché à conquérir pour les plate-formes de vidéo en ligne, que de ralentir et de reprendre possession du temps? “On s’arrête, on réfléchit”, rappelons-nous l’idée révolutionnaire de l’An 01 de Gébé. À Montfermeil, ce sera sieste tous les jours à la même heure. Et tout le monde s’arrête vraiment: dans les parcs, à la mairie, dans les maisons. D’abord on en rit, c’est tellement absurde transposé dans notre monde “moderne”, puis on réfléchit et on se dit que ce qui est absurde, c’est notre monde moderne qui érige le travail en impératif prioritaire sur notre sommeil, qui nous oblige à être plus productifs qu’heureux.Cette gauche utopique (et satyrique) portée à l’écran, délurée mais assumée, n’évitera sûrement pas les critiques d’idiots réactionnaires qui lui reprocheront un certain communautarisme.
Hors temps. C’est paradoxal. Dans cette drôle de fable, on prend le temps de s’ouvrir sur les autres cultures (dont gitanes) qui constituent la ville, on retrouve de la nature (et des poules sur les toits), on se fait dépanner avec son ou sa compagne en appelant le nouveau “service d’assistance à la satisfaction sexuelle” (Denis Mpunga et Jean-Quentin Châtelain en brigade mobile, drôles et touchants). Mais le film lui, dans sa dimension chorale, ne prend pas le temps de tirer le fil rouge d’une histoire principale comme l’exigerait une narration plus classique. C’est que tous les personnages semblent à la même hauteur, de la même importance. Il en résulte un tourbillon d’émotions, d’idées, de gags, qui nous perd souvent. Mais c’est là toute l’audace du film. Il faut le voir comme ça, se laisser porter par toutes ses vagues contraires et réfléchir après.
Il y a six ans, après que nous nous soyons amadoués réciproquement, il m’arrivait de paniquer lorsque, caché derrière une porte ou dissimulé derrière un mur, je devais donner des “top!” à Jeanne Balibar pour qu’elle entre à un moment précis au milieu d’une scène. Je flippais parce que la caméra filmait, le réalisateur avait crié “Action!” et Jeanne était en pleine lecture d’un livre qui demandait une bonne attention intellectuelle. Et puis, à chaque fois, deux ou trois secondes avant que l’on me dise “top!” dans l’oreillette de mon talkie, elle refermait son livre et était prête. Jamais son jeu n’en était altéré. Un jour, je lui ai demandé comment elle faisait. Elle me raconta comment, quand elle est devenue mère, elle a dû changer son rapport à la concentration et au temps. Elle devait pouvoir réfléchir sur une pièce difficile et en une seconde être toute entière et présente auprès de son fils, apprendre un texte pour le lendemain et pouvoir répondre aux besoins immédiats de sa progéniture. C’est une leçon de vie précieuse que je venais d’entendre. Que chacun trouve la sienne, sa merveille à Montfermeil.