L’impressionnant Mr Villeneuve
Denis Villeneuve joue dans la cour des très grands. Sautons les préliminaires et actons : de sa génération, peu de réalisateurs allient si bien technique et vision, ambition visuelle et intention d’auteur. A l’instar de l’exposition d’Arrival[i], courte et puissante, allant directement à l’essentiel, admettons sans fioritures ce qui se dessinait depuis ses premiers films : Denis Villeneuve est l’un des meilleurs réalisateurs de notre époque.
Alors qu’il lui avait été reproché, notamment lors de son passage cannois, le changement de point de vue radical de la dernière demi-heure de Sicario[ii], Villeneuve continue de se risquer aux interdits des manuels de cinéma avec un film quasiment sans conflit interne chez les personnages principaux. Du conflit, il y en a dans Arrival. Des extra-terrestres déboulent sur Terre sans que personne ne les aient vus arriver, interrogeant les gouvernements des grandes puissances de ce monde sur leur motif de visite. Veulent-ils la guerre ? Ne devrions-nous pas attaquer les premiers, dans le doute ? Louise Banks (Amy Adams), professeur de langues anciennes à Berkeley, est chargée par le colonel Weber d’entamer le dialogue avec les intrus. A mesure qu’elle crée du lien, qu’elle commence à les comprendre et se faire comprendre, le temps presse : les armées du monde ne retiendront pas longtemps les missiles.
Pari osé à la lumière, Villeneuve et son directeur de la photographie, le très talentueux Bradford Young[iii], nous plongent quasiment deux heures durant dans une mi-obscurité générale. Les visages des stars ne sont pas suréclairés, comme c’est pourtant de mise à Hollywood. Se dessine ainsi un contraste que l’on ressent émotionnellement entre notre monde des humains, plutôt sombre et triste, monochromatique, et celui des nouveaux venus, des « aliens », éclatant de lumière. Car nous le comprenons rapidement, ces visiteurs de l’espace ne sont pas venus nous exterminer. Le véritable risque, c’est que nous nous détruisions nous-mêmes, dans une panique générale de nations suréquipées militairement et trop habituées à évaluer leurs relations en termes de conflit ou de compétition. C’est l’une des forces insidieuse du film. Il n’existe que le conflit d’une humanité en proie à l’éclatement, ou qui se sauvera dans son propre dépassement.
Arrival peut ainsi être vu comme un film à dimension politique, un film qui réfléchit son temps. La thèse est sans équivoque : c’est par le dialogue et la communication que l’humanité survivra, non par la guerre. Malgré leurs supériorités technologiques et leurs cerveaux formatés en Ivy leagues[iv], les puissants va-t-en-guerre nous paraissent bien idiots et inconséquents face à l’ampleur de la menace. Ce pourrait être une métaphore de notre aveuglement général vis-à-vis du changement climatique. Ou un plaidoyer intelligent, car fictionnel, pour une résistance à la nouvelle Amérique binaire de Trump (qui aurait aussi fonctionné si Clinton avait gagné).
Si Villeneuve nous fait réfléchir, c’est aussi qu’il fait appel à l’intelligence du spectateur. Comme une sorte d’anti-Nolan[v], il invoque des concepts scientifiques et philosophiques compliqués, relatifs au temps et à la transmission, sans nous bombarder d’informations pré mâchées. Il fait le pari que des indices suffisent, que les gestes, les silences, quelques mots, sont autant d’éléments que nous connaissons dans la vie pour en reformer le puzzle nous-mêmes. Et c’est réjouissant. Nous nous laissons à la fois porter par la force d’un récit et d’une mise en scène ambitieux, et nous participons presqu’à l’enquête du docteur Banks pour comprendre les complexes messages des hectapodes.
Nous pourrions pourtant penser que le réalisateur ne nous facilite pas la tâche. Le son ne correspond pas toujours à l’image, le montage nous induit consciemment en erreur, jouant du temps comme pour appuyer le thème traité. Mais à la fin, tout fait sens, et ce grâce à l’extrême virtuosité de Villeneuve. Reprenant des procédés qu’il avait éprouvés avec le grand Roger Deakins, le chef opérateur de ses précédents films[vi] , tel le recours au storyboard en préparation, l’utilisation de très lents et légers travellings ou le choix de ne tourner qu’à une caméra, Villeneuve contrôle si bien le vocabulaire cinématographique qu’il le surpasse. Pour un film où des extra-terrestres altruistes nous offrent leur langue, complexe et très avancée, pour nous sauver, on ne pouvait rêver meilleur réalisateur pour nous l’exposer. Que l’impressionnant Mr Villeneuve prolonge son audacieux chemin cinématographique et, vous l’aurez compris, il disposera ici d’un fidèle (et bénévole) hagiographe.
[i] Premier contact en français, film de Denis Villeneuve avec Amy Adams, Jeremy Renner, Forest Withaker, etc.
[ii] On suit tout le long du film le personnage principal interprété par Emily Blunt puis, lors des dernières trente minutes, le film bascule sur l’histoire d’un homme de l’ombre en quête de vengeance
[iii] Directeur de la photographie notamment du sublime A most Violent Year
[iv] Le fameux groupe de huit universités privées aux Etats-Unis les plus célébres et réputées dont sort bon nombre de dirigeants actuels
[v] Lire à propos de Nolan et d’Interstellar http://matthieuponchel.com/intersiderant/
[vi] Et du prochain, Blade Runner 2049